LES MARCHANDS D'ARME AU POUVOIR
Un jackpot de 2000 milliards de dollars
Pourquoi les marchands d’armes votent Bush
Les géants américains de l’armement ont mis tout leur poids - et leur argent - dans la balance pour faire réélire George Bush. Ils ont de très bonnes raisons pour cela: jamais dans l’histoire des Etats-Unis le pouvoir politique n’avait été aussi favorable à leurs intérêts - et complaisant à leurs manigances. Sous Bush II, le complexe militaro-industriel est plus qu’un lobby: il est carrément installé aux commandes
De notre envoyé spécial à Washington et à New York, Vincent Jauvert
Ils sont tous là, les marchands de canons. Ils s’embrassent, se congratulent. Ils n’ont jamais été aussi riches, aussi puissants. Et ils l’affichent sans vergogne. Ce 1er septembre 2004, à la Convention républicaine de New York, les industriels de l’armement sont partout, ils serrent des mains, ils disent tout le bien qu’ils pensent de l’équipe au pouvoir, et de George Bush, leur bienfaiteur – leur protégé. Ici, au Madison Square Garden, ils sont chez eux. Ils ont donné des millions de dollars. Et l’organisateur de la Convention, David Norcross, est un des leurs. Ils ont préparé une fête spéciale en l’honneur des huiles du Parti républicain. Une fête qu’ils ont appelée «Opération Victoire» – oui, sans vergogne.
Du Bush, ils en redemandent. C’est tout juste si ces hommes d’affaires tirés à quatre épingles ne hurlent pas avec la foule «Four more years!» (quatre ans de plus). Ils n’ont jamais misé autant d’argent sur un candidat à la pré-sidence. Ils ont commencé en 2000, contre Al Gore. Et ils n’ont pas eu à le regretter. Depuis 2001, les marchands d’armes ont fait encore plus de profits que sous Reagan. Les cours de leurs actions ont flambé. Ils ont augmenté de 64n moyenne depuis le 21 septembre 2001. Comment le sait-on aussi précisément? L’histoire vaut la peine d’être contée.
Le 21 septembre 2001, alors que Manhattan empeste encore la mort, Wall Street flaire l’odeur du fric. L’heure est à la guerre et à sa funeste industrie. La Bourse de New York crée donc un nouvel indicateur: Amex Defense Index. C’est lui qui nous renseigne, jour par jour, sur l’évolution boursière du secteur depuis trois ans. Et depuis trois ans les vaches sont grasses, obèses même. «Les industriels de l’armement ont accumulé des milliards en cash, dit l’économiste américain Pierre Chao. Ils ne savent pas quoi faire de tout cet argent.» Et leur président bien-aimé leur en donne toujours plus. Le dernier budget de la défense, que Bush a signé en août, dépasse l’entendement: plus de 400 milliards de dollars en 2005. Presque la moitié des dépenses militaires mondiales. Une fois et demie le budget – total – de l’Etat français. Et si Bush est réélu, il prévoit d’allouer au Pentagone plus de 2000 milliards de dollars d’ici à 2008.
Tout ça pour quoi? La guerre en Irak ? Non, elle est financée par des crédits exceptionnels. Alors pour quoi? C’est tout simple: pour accroître encore et toujours l’hégémonie américaine. Ces milliards serviront à acquérir les armes de la suprématie absolue, les armes qui demain, si Dieu le veut, permettront aux Etats-Unis de frapper n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, sans risque de représailles. Au début de l’année, l’US Air Force a rendu public son projet à dix ans. Il prévoit la création d’une «force expéditionnaire aérienne et spatiale» capable de «mener des opérations n’importe où sur la planète et dans l’espace». Cette «force» sera composée de milliers de bombardiers furtifs et d’une constellation de satellites armés de lasers et de bombes électromagnétiques. Effrayante armada! Jackpot pour les géants de l’armement!
Bush et les marchands de canons: la connivence, pour ne pas dire la collusion, est patente – unique dans l’histoire des Etats-Unis. Plus forte, disent les spécialistes, que sous Reagan. Tout y concourt. L’idéologie sécuritaire et impériale de Bush. Sa foi aveugle dans les solutions militaires. L’affairisme qui a saisi une partie de la classe dirigeante américaine. Le choc du 11 septembre aussi, bien sûr, et l’hébétude de l’opinion publique qui en a résulté. Enfin, l’incroyable complaisance du Congrès.
En fait, George Bush a été «pris en main» par le lobby des marchands d’armes avant même son entrée à la Maison-Blanche. Candidat, il a été formé aux questions internationales par un groupe de conseillers, dirigés par Condoleezza Rice, convaincus de l’ardente nécessité de «réarmer» l’Amérique. Leur doctrine est développée dans un texte désormais célèbre, publié en septembre 2000, juste avant l’élection présidentielle. Ce document de 80 pages émane d’un think tank, un institut de réflexion, au nom évocateur: Projet pour un nouveau siècle américain (PNAC). Il est intitulé«Reconstruire les défenses de l’Amérique». C’est Tom Donnelly qui l’a écrit. Dans son bureau près de Dupond Circle, à Washington, ce quinquagénaire dégarni mais exalté se souvient. «Notre idée était la suivante: pendant huit ans, Clinton avait baissé la garde. Il voulait, disait-il, engranger les "dividendes de la paix" avec l’ex-Union soviétique. Il ne croyait qu’au "soft power": la diplomatie, l’ONU... Mais seule la puissance militaire compte. Or les dépenses d’armement étaient, comme nous aimons le dire, en vacances. Cela ne pouvait plus durer. Il fallait imiter Reagan: lancer de gigantesques programmes d’armement afin de distancer nos ennemis actuels et futurs. Et d’imposer la Pax americana.»
Ces conseillers du candidat Bush, qui occuperont tous de hautes fonctions dans son administration, sont-ils stipendiés par les marchands de canons? Impossible de l’affirmer. Instrumentalisés? A coup sûr. Et financés aussi: leurs think tanks (PNAC ou autres) reçoivent, directement ou indirectement, de généreuses contributions des géants de l’armement.
Bush lui-même est très réceptif à cet endoctrinement. Le monde des marchands d’armes lui est familier. Au Texas, dont il est gouverneur, l’industrie de la défense talonne celle du pétrole. Le fabricant des bombardiers furtifs F117, Lockheed Martin, a une gigantesque usine à Dallas. Bush père, 41e président, et l’ami de la famille, James Baker, conseillent un poids lourd du secteur de l’armement, le groupe Carlyle. Et le colistier de «W», Dick Cheney, a lui aussi d’importants intérêts dans le secteur. Il est alors PDG d’Halliburton, une multinationale dont il a développé la branche militaire. Et sa femme, Lyne, siège au conseil d’administration du plus grand marchand d’armes au monde, l’incontournable Lockheed Martin.
A peine installé à la Maison-Blanche, George Bush ouvre toutes grandes les portes du pouvoir au lobby militaro-industriel. Les faits sont là. Ils ont été établis par William Hartung, directeur du World Policy Institute à New York: dans les premiers mois de sa présidence, Bush Jr nomme 32 pontes de l’industrie de la défense à des postes clés du Pentagone. Ainsi James Roche, ancien vice-président de Northorp Grumman, le fabricant des B2 et des F14: «W» le bombarde ministre de l’US Air Force. A la marine? Le numéro deux de General Dynamics, fournisseur de l’US Navy en vaisseaux de guerre et autres sous-marins nucléaires. A l’armée de terre? Le PDG d’une filiale militaire du groupe Carlyle. Au NRO, l’agence qui achète et gère les satellites espions? L’ancien patron de Lokheed Martin... Et ce n’est pas tout: le secrétaire adjoint à la Défense, futur architecte de la guerre en Irak, Paul Wolfowitz, a été consultant chez Northorp Grumman. Tout comme le numéro trois du Pentagone Douglas Feith. Et le financier en chef de la même institution, jusqu’en mai, Dov Zakheim. Désormais, le lobby (couloir, en anglais) des marchands d’armes ne fait plus antichambre: il a investi les bureaux. «Depuis Bush, il n’y a plus de sas entre l’industrie de l’armement et le pouvoir politique. C’est le même monde désormais, ou presque», s’alarme Lawrence Korb, qui n’est pas un gauchiste hirsute: républicain bon teint, il a été sous-secrétaire à la Défense sous Reagan.
Dans ce tout petit monde, cette nomenklatura à l’américaine, on s’encombre peu de morale publique. En juin, deux proches collaborateurs de Bush et de Cheney décident de quitter la Maison-Blanche pour monter leur propre affaire. Ils ouvrent un cabinet de lobbying. Leur premier client? Lockheed Martin... En mai, c’est le grand argentier du Pentagone, le contrôleur général Dov Zakheim, qui choisit de se recycler. Dans l’université? La banque? Vous n’y êtes pas. Il sera vice-président de Booz Allen Hamilton, un géant du conseil, et surtout un gros, très gros, prestataire de services du ministère de la Défense.
Il y a mieux encore. Le département «acquisitions» du Pentagone s’occupe des achats d’armement. C’est là que se décident les grands programmes. Là que les gros contrats sont attribués. Or qui George Bush a-t-il nommé, en 2001, comme acheteur en chef du Pentagone? Un ancien patron de McDonnell Douglas, fabricant des avions militaires F15 et F18. L’intéressé, un certain Edward Aldridge, avait une dent contre le projet de nouvel avion de combat F22, parce qu’il était conçu par un rival de McDonnell: l’inévitable Lockheed Martin. Pendant ses deux ans au département de la Défense, le bon M. Aldridge a bataillé ferme contre l’avion. Et puis, comme par enchantement, il a dit oui en mai 2003. Quelques semaines après, il quittait le Pentagone pour siéger au conseil d’administration de... oui, vous avez deviné: Lockheed Martin.
Un monde de copains et de coquins. Intouchables. En juin, le sénateur de Virginie-Occidentale Robert Byrd a proposé une loi visant à durcir les règles éthiques: «Les relations entre les firmes d’armement et l’exécutif sont devenues trop intimes, a-t-il déclaré, il y a trop de copinage. Le potentiel d’abus est énorme.» Le Congrès – à majorité républicaine – a balayé la proposition Byrd. Avec la bénédiction de Bush.
Les exemples de tels «abus», pourtant, ne manquent pas. A tous les sens du terme. En juin, la Cour des Comptes américaine (le GAO) révèle que, depuis 2001, les cadres du ministère de la Défense ont gâché plus de 100000 billets d’avion faute de les avoir utilisés à temps. Et que leurs cartes de crédit professionnelles servent à tout, même à payer des implants mammaires... La désinvolture du Pentagone dans la gestion de l’argent public est sidérante. En mars 2003, à la veille de la guerre d’Irak, on a découvert que les militaires avaient «égaré» 56 avions et 32 tanks et qu’ils étaient incapables de mettre la main sur un stock important de protection NBC. Mais ce ne sont là que broutilles...
Sous Bush II, le Pentagone a un crédit quasi illimité. Il peut enfin passer commande de tous les joujoux extravagants dont il rêve depuis des décennies. Comme les destroyers furtifs de General Dynamics, qui pourront se fondre dans une vague à l’instar d’un sous-marin et en même temps tirer un missile à 400 kilomètres à l’intérieur des terres ennemies – lesquelles, au fait? Ou ces 30 sous-marins d’attaque imaginés dans les années 1980 pour anéantir la flotte soviétique... Des joujoux qui coûtent (ou rapportent, selon le point de vue) 2 milliards de dollars pièce! Ou encore les 750 chasseurs spécialement conçus par Lockheed Martin pour percer les défenses de l’URSS et détruire les Mig soviétiques, le tout à une vitesse super-sonique. Des avions pour le moins inadaptés à la guerre contre le terrorisme...
Ne manque que l’ennemi contre qui les employer. Mais on le trouvera bien. On l’inventera au besoin. C’est si facile. Ecoutons Frank Gaffney, un porte-parole quasi officiel du complexe militaro-industriel. A Washington, il dirige un think tank très influent, le Center for Security Policy. Port aristocratique, barbe et moustache finement taillées, Gaffney dit: «L’ennemi? Mais c’est la Chine, bien sûr. C’est contre elle qu’il faut s’armer.» Ah bon, après l’Afghanistan, l’Irak, il y aura donc une guerre contre l’Empire du Milieu? «J’en suis sûr. Je prévois même qu’elle aura lieu avant dix ans.» D’où la nécessité de produire, et de produire encore, des armes de plus en plus sophistiquées!
Il faut trouver un nouveau champ de bataille, oublier l’Irak. Les marchands d’armes n’aiment plus cette guerre-là. On s’y enlise, on y laisse de sa superbe; et surtout on n’y perd que des hommes, pas de matériel ou si peu – quelques hélicoptères, quelques chars, des drones, pas de quoi gonfler les carnets de commande. On a seulement consommé beaucoup de munitions, de simples munitions. D’ailleurs on les importe d’Angleterre et d’Israël.
Pourtant, elle était belle cette guerre, sur le papier. Elle devait marquer le triomphe du complexe militaro-industriel. Bush avait laissé carte blanche au Pentagone et à ses amis. Ils pouvaient s’occuper de tout: le contrôle du pays, le pétrole et même la reconstruction. Alors le lobby n’a pas ménagé ses efforts, travaillant main dans la main avec l’équipe Bush pour «vendre» cette guerre à l’opinion. Un ancien agent secret a joué un rôle clé dans cette entreprise. Il s’appelle Bruce Jackson. Visage poupin, costume sombre, il a été officier de renseignements militaires au début des années 1980. Puis il est entré chez Lockheed Martin, dont il est devenu vice-président, en charge... des nouveaux marchés. En 1996, il crée un groupe de pression qui milite pour l’entrée des anciens pays communistes dans l’Alliance Atlantique, le Comité pour l’élargissement de l’Otan. Son but: rafler les contrats d’armement en Europe de l’Est. L’opération est un succès. L’ancien Pacte de Varsovie rejoint l’Otan. Et la Pologne achète des F16 à Lockheed Martin.
A l’automne 2002, la Maison-Blanche fait de nouveau appel à Bruce Jackson. «Des gens de l’équipe Bush m’ont dit:"Nous avons besoin de vous pour faire accepter la guerre contre Saddam. Faites comme pour l’Otan"», a raconté Jackson dans un journal américain. Sitôt dit, sitôt fait. Il crée le Comité pour la Libération de l’Irak. Mais il ne s’arrête pas là. En février 2003, la diplomatie américaine est ensablée à l’ONU. La France et l’Allemagne bloquent toute résolution autorisant le recours à la force. Bush demande alors à Jackson d’intervenir auprès de ses amis en Europe de l’Est. «L’idée était de casser le monopole franco-allemand sur la politique étrangère européenne, a-t-il expliqué au "Financial Times". Si Paris et Berlin pouvaient dicter leur loi aux autres Etats européens, nous pouvions faire de même.» Le résultat, ce sera la publication de la célèbre «lettre des dix», dite de Vilnius, dans laquelle Polonais, Roumains et autres Lettons affichent leur soutien à la position de Bush à l’ONU.
Peine perdue. L’Amérique part en guerre isolée. Et mal préparée. On pense alors que tout sera fini en mai. Il n’y a aucun plan pour maintenir un gros contingent en Irak. On ne pense qu’au pétrole. Plusieurs mois avant le déclenchement du conflit, le Pentagone a confié en secret à Halliburton, l’ancien employeur de Dick Cheney, la reconstruction et le contrôle des puits pétroliers. Mais on n’a pas pensé à fournir assez de casques ou de gilets pare-balles aux GI. C’est la confusion, puis le chaos, le bourbier...
Tous, pourtant, ne rêvent pas de déguerpir d’Irak. Il y en a qui sont ravis que cette guerre s’éternise. Pour eux, c’est même le nouvel eldorado. Qui? Les prestataires de services de l’armée, une branche à part – mais de plus en plus puissante – du complexe militaro-industriel. Car le Pentagone fait désormais appel à des firmes privées pour toutes sortes de services logistiques (nourriture des GI, blanchisserie, acheminement du courrier...). En manque d’effectifs, il sous-traite aussi le gardiennage des lieux publics, des puits de pétrole, des prisons. Une aubaine pour les nouveaux mercenaires. Peter Singer, de la Brookings Institution de Washington, le grand think tank démocrate, juge cette privatisation de la guerre très dangereuse. «En Irak, le Pentagone sous-traite des fonctions très sensibles à des non-militaires, dit-il. Et cela donne des scandales comme celui de Caci.»
La société américaine Caci fournissait la moitié des interrogateurs dans la sinistre prison d’Abou Ghraib. Ces hommes étaient spécialement chargés des «détenus importants». Pourtant, selon un rapport officiel, un tiers d’entre eux n’avaient reçu aucune formation. Ils avaient été recrutés en cinq minutes sur un simple coup de téléphone, sans fournir ni CV ni casier judiciaire. A Abou Ghraib, plusieurs d’entre eux ont été impliqués dans des abus sexuels sur des prisonniers. Le Pentagone n’en a cure. Il continue d’enrichir Caci. Le 18 septembre, le patron de l’entreprise, un certain Jack London (!), a réuni des investisseurs. Il leur a annoncé des profits en hausse de 56«Nous avons enregistré le plus grand bénéfice de notre histoire, a-t-il déclaré. Et la demande du gouvernement est toujours aussi forte.»
Il faut dire que Caci contribue généreusement au Parti républicain. Comme tous les prestataires de services du Pentagone en Irak. «C’est même, semble-t-il, un critère de sélection, explique Andreï Viloy, du Center for Public Integrity, qui a épluché tous les contrats. Sept entreprises sur dix qui travaillent avec le Pentagone en Irak ont des liens privilégiés avec le parti de Bush. En échange, on leur a attribué les marchés sans appel d’offre.» Le même monde, encore et toujours. Un monde clos, propice à toutes les malversations.
Le cas d’Halliburton, la firme qu’a dirigée Dick Cheney, est saisissant. Cette multinationale du Texas ne fait pas que dans le pétrole, comme on le croit souvent. Elle a une filiale, KBR, qui s’occupe de logistique: elle fournit des tentes, de l’essence, sert des repas aux militaires, s’occupe de leur linge... Un gigantesque marché, créé par... Dick Cheney en personne. Expliquons-nous. Avant de rejoindre Halliburton, Cheney était secrétaire à la Défense de Bush père. C’est lui qui, en 1992, décide de privatiser au maximum les activités du Pentagone. Il s’agit, assure-t-il, de réduire le nombre de fonctionnaires et d’alléger les charges du contribuable américain. Il commande une étude à ce sujet à KBR – étude payée 9 millions de dollars! On ne connaît pas la teneur exacte de ce rapport, qui quatorze ans après est toujours tenu secret. Ce qu’on sait, c’est que la privatisation de la logistique a été aussitôt entreprise. Et que peu après le conseil d’administration d’Halliburton a nommé Cheney, qui venait juste de quitter le Pentagone, PDG de la société. Sage décision: comme par enchantement, KBR rafle dans la foulée la plupart des contrats de logistique militaire des années 1990 (Bosnie et Kosovo notamment).
Mais le meilleur reste à venir: les guerres en Afghanistan et en Irak. Des mines d’or pour KBR, qui décroche l’exclusivité du ravitaillement et du logement des militaires engagés dans ces deux conflits. Son chiffre d’affaires est, du jour au lendemain, multiplié par... dix. Grâce à la protection de Cheney? Il s’en défend. KBR, en tout cas, agit comme si elle n’avait rien à craindre. Elle fraude à tout-va. La Cour des Comptes américaine a découvert que KBR avait facturé au Pentagone 15,9 millions de repas, alors que les soldats n’en avaient pris que 12! Les malversations étaient telles que des salariés de la firme, scandalisés, ont démissionné et révélé les magouilles. Jusqu’en mai, Marie DeYoung travaillait chez KBR au Koweït. Elle raconte que pour un vulgaire sac de linge sale KBR facturait 100 dollars de blanchisserie. Elle dit aussi qu’une base militaire en Irak commandait 32000 caisses de soda par mois, au prix de 42 dollars la caisse. Et que, ni vu ni connu, KBR livrait 32000... canettes à 42 dollars pièce. Après enquête, la filiale d’Halliburton s’est révélée incapable de justifier la moitié de ce qu’elle avait facturé au Pentagone depuis l’invasion de l’Irak: soit la bagatelle de 1,8 milliard de dollars. Cheney a-t-il, directement ou indirectement, couvert ces magouilles? Il nie, et prétend n’avoir jamais été informé des contrats d’Halliburton. Mais plusieurs indices, e-mails, témoignages, semblent montrer le contraire.
Le représentant démocrate de Californie, le bouillant Henry Waxman, veut faire la lumière sur cette affaire. En juillet, il a demandé au Congrès l’ouverture d’une enquête officielle. On lui a répondu non. Et pas seulement parce qu’il s’agit du vice-président. A l’égard du complexe militaro-industriel, les parlementaires font preuve d’une complaisance aussi coupable qu’explicable: «Pour nos hommes de loi, l’industrie de la défense, ce sont des emplois dans leurs circonscriptions et de l’argent pour les campagnes électorales, point barre», résume Jacques Gansler, numéro trois du Pentagone sous Clinton.
Une autre pratique explique l’extrême mansuétude du Congrès: ce que l’on appelle dans le jargon politique américain les pork barrels (littéralement les tonneaux de porc). Winslow Wheeler a travaillé pendant trente ans au Congrès, dans les différentes commissions de la Défense. Il vient de publier un livre étonnant sur le sujet. L’homme est rond, moustachu, débonnaire, mais ses propos sont féroces: «Un pork barrel, c’est le gras que les parlementaires s’attribuent sur le budget du Pentagone. Je m’explique: juste avant le vote définitif du budget, sénateurs et représentants rajoutent plusieurs lignes dans la colonne dépenses. Ces nouvelles charges n’ont rien à voir avec la sécurité nationale. Il s’agit de financer un musée, un terrain de base-ball, un parking... Bref, de quoi faire plaisir aux électeurs. C’est une sorte de bonus électoraliste que les parlementaires s’octroient sur les fonds du ministère de la Défense.» Wheeler ajoute: «Le plus grave, c’est que l’argent des pork barrels est retiré à ce qui est le moins visible, mais souvent le plus important: la maintenance des armes...» Depuis que Bush est au pouvoir, les pork barrels n’ont jamais été aussi gras: 8 milliards de dollars l’an dernier. «Alors ces histoires de copinage ou d’éthique au Pentagone, vous pensez si les parlementaires vont les mettre sur la table...», conclut Wheeler.
En fait, il n’y a pas que le Congrès: c’est toute l’Amérique qui est accro aux dépenses militaires. Les économistes estiment qu’elles généreront au moins un tiers de la croissance américaine cette année. Et dans certains Etats les industries de défense sont les seules activités créatrices d’emplois. Les chercheurs aussi sont «militaro-dépendants». En 2005, le Pentagone injectera 65 milliards de dollars dans la recherche – le chiffre le plus élevé de son histoire. C’est plus que la totalité du budget français de la Défense. Le travail de milliers d’équipes scientifiques en dépend. Les militaires financent, par exemple, 70e la recherche informatique américaine. Alors qui va aller chercher des poux à l’establishment «militaro-politico-industriel»?
Qui? John Kerry? Ce n’est pas un de ses thèmes de campagne, en tout cas. Sans doute ne veut-il pas s’aliéner les salariés de l’industrie de la défense, nombreux dans les swing States (les Etats en balance, où se jouera la victoire). Mais il y a peut-être une autre raison, plus inquiétante. En juillet, la Convention démocrate a été financée par beaucoup d’entreprises. Parmi les quatre plus gros donateurs: Raytheon, le fabricant des missiles Tomahawk. A la guerre comme à la guerre...
VINCENT JAUVERT
Sources : Lien vers http://www.nouvelobs.com/articles/p2086/a252684.html>
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