IL DIABOLISE CETTE RELIGION AU NOM DE DIEU
Bush, les Etats-Unis et le grand Moyen-Orient
Les stratèges aveugles
PAR MAURICE DRUON de l'Académie française
[18 novembre 2004]
De la nation qui, par sa force propre et par la force des choses, dispose en ce début de siècle d'une hégémonie quasi planétaire, on pourrait attendre que les dirigeants fussent des géostratèges particulièrement avisés. Hélas, hélas !
La géostratégie, qu'il ne faut pas confondre avec la géopolitique, est de toutes les sciences humaines la plus difficile sans doute, et la plus redoutable. Elle doit permettre de donner des réponses simples, et immédiatement traduisibles en actions, à des questions infiniment multiples et complexes. Outre la possession à la fois globale et détaillée de la géographie, elle repose sur deux piliers principaux qui sont l'histoire et le renseignement. De constat évident, les Américains ne sont doués ni pour l'une ni pour l'autre.
Leur histoire est trop courte pour qu'ils puissent bien connaître et comprendre les peuples qui ont des millénaires sous les pieds. Leur passé commence avec le Mayflower. La Perse de Cyrus, la Chine de Confucius, la Grèce de Périclès, la Rome de César, et même l'Europe de Charlemagne, l'Espagne de Charles Quint, la Turquie de Soliman ou la France de Richelieu leur paraissent enfouies dans une même antiquité abyssale, une même poussière archéologique. Je me rappelle la stupéfaction de touristes américains, à Stratford-on-Avon, en découvrant sur la tombe de Shakespeare qu'il était né en 1564.
Les civilisations antérieures à la leur sont pour eux des sujets d'études universitaires, souvent remarquables, mais jamais des éléments à prendre en compte dans la réflexion politique. En conséquence, les caractères et comportements des pays du vieux monde, y compris «la vieille Europe», échappent généralement à leur entendement.
Quant au renseignement... Il a été publié que les Etats-Unis avaient quinze agences, militaires ou civiles, de renseignement. Aucune ne paraît avoir jamais mérité le nom d'intelligence que les Britanniques donnent à leurs services spéciaux.
J'ai lu aussi que le gouvernement américain, avant de déclencher la guerre en Irak, n'y avait que quatre agents, et qui, de surcroît, étaient des agents doubles. C'est trop énorme pour pouvoir y croire. Mais il faut bien reconnaître que son renseignement, là-bas, était particulièrement faible, pour avoir aperçu des armes de destruction massive qui n'existaient pas, et avoir assuré que l'armée des Etats-Unis serait accueillie en libératrice, avec bras ouverts et bouquets de fleurs. Qui a pu imaginer que, dix ans après la première et écrasante guerre du Golfe – approuvée celle-ci par l'ONU en réponse à une violation patente du droit international –, une nouvelle invasion, unilatéralement décidée, allait provoquer l'enthousiasme des populations pilonnées ?
C'est au Proche et Moyen-Orient que les dirigeants américains auront montré avec le plus de persévérance leur magnifique aveuglement. En empêchant la France et la Grande-Bretagne, en 1956, de faire tomber Nasser, à l'avènement duquel ils avaient porté appui, ils ont mis fin à la société cosmopolite, multiconfessionnelle, tolérante, occidentalisée qu'était l'Egypte. Du même coup, ils participaient à faire du régime nassérien un modèle trop fréquemment suivi dans les pays africains, où le pouvoir fut saisi par des officiers supérieurs, voire des sergents.
Ce sont des agents de la CIA qui aidèrent, en 1974, le gouvernement des colonels, le plus bête que la Grèce ait connu, à monter l'opération contre Chypre, avec pour résultat l'occupation brutale et spoliatrice de la moitié de l'île par l'armée turque, occupation qui après trente ans dure encore.
Il faut lire les Carnets secrets de Houchang Nahavandi (1), ancien recteur de l'université de Téhéran et ministre iranien particulièrement bien informé, pour apprendre comment, dès les années 74-75, les autorités américaines, pour raisons pétrolières, avaient projeté de renverser le shah. Dans ce livre à la fois précis, pathétique et impitoyable, on découvrira les manoeuvres des diplomates américains et britanniques, les pressions qu'ils exercent sur le souverain malade, et les aides qu'ils apportèrent à la révolution islamique de 1978, qu'ils croyaient républicaine et libérale. On apprendra aussi comment, à Neauphle-le-Château, la CIA occupait la maison voisine de celle où se fabriquait le personnage de l'ayatollah Khomeyni, ses prêches et ses cassettes transportées par valises diplomatiques. Ce n'est pas la page la plus glorieuse de la France. Il est difficile de comprendre pourquoi le président Giscard d'Estaing accorda tant de bienveillance et de moyens à ce faux prophète. L'Iran des Pahlavi n'était certes pas parfait, mais il était et en pleine modernisation et en pleine expansion. Fallait-il pousser à le remplacer par un régime arriéré, animé par un fanatisme sanglant ? L'essor de l'islamisme radical date de là.
Le seul gouvernement monarchique que les Américains aient soutenu fut celui de l'Arabie saoudite, sans s'apercevoir que, derrière les barils de pétrole, s'édifiaient des fortunes colossales qui distribuaient l'or à poignées pour bâtir partout des mosquées où l'on invite à la haine de l'Occident.
N'oublions pas les appuis donnés aux «faucons» d'Israël, repoussant indéfiniment la création de l'Etat palestinien, seule manière d'éteindre ce foyer de malheur qui en aura allumé tant d'autres. Les hallucinantes obsèques de Yasser Arafat viennent de prouver combien indiscutable et urgente était la reconnaissance de la nation palestinienne.
C'est par une vue à bien court terme, et un manque d'information, que les Américains ont cru bon de se rallier les talibans pour combattre l'avancée soviétique, et d'enrôler, ou de croire enrôler, Oussama Ben Laden dont ils ont participé grandement à asseoir la sinistre organisation. Les attentats du 11 septembre sont, d'une certaine manière, un abominable retour de boomerang.
Tant d'échecs sont-ils la punition de noirs desseins, de complots pervers ou d'appétits conquérants ? Mais non ! et c'est ce qui rend les choses si difficiles quand on tente d'éclairer la vue des décideurs américains, ou que l'on refuse de les accompagner sur leurs fausses routes. Ils sont persuadés de bien faire. Ils croient que ce qui leur a réussi doit réussir à l'humanité entière, et qu'il est de leur devoir, de leur mission, d'user de leur puissance économique et militaire pour faire à tous les peuples le cadeau obligatoire des principes, systèmes et procédés qui leur ont acquis leur grandeur. Là-dessus, leurs équipes dirigeantes sont d'une naïveté qui pourrait paraître émouvante si, en géostratégie, la naïveté n'était un péché mortel.
Cette disposition n'est pas neuve. Déjà, à la fin du XIXe siècle, le président Théodore Roosevelt affirmait : «L'américanisation du monde est notre destinée.» La récente déclaration de Donald Rumsfeld, que j'ai déjà citée : «La liberté est de notre côté et nous l'imposerons», lui répond comme un long écho. Et la réélection de George W. Bush prouve que la majorité du peuple américain partage ce dessein.
Il fait peu de doute alors que M. Bush ne veuille remettre en route son projet dont il a tant parlé de créer un grand Moyen-Orient, démocratique et unifié, allant de la Mauritanie à l'Afghanistan. Si jamais l'on vit surgir un monument de naïveté, c'est bien celui-là. On peut d'abord se demander, si le Moyen-Orient commence à Nouakchott, où se situe le Proche. Aux Açores peut-être.
Mais surtout, M. Bush se prend-il pour Trajan ou pour Marc Aurèle, et pense-t-il réussir en quatre ans ce que les Romains n'ont pas achevé en trois siècles ? A-t-il conscience que son grand Moyen-Orient est un immense croissant qui s'étend sur cent cinq méridiens, bientôt peuplé d'un milliard d'hommes, très différents d'origines, de moeurs et de tempéraments, partagés entre des tendances religieuses rivales, dont les seuls problèmes communs sont la misère et l'analphabétisme ? Ventres vides et têtes creuses sont les recrues de l'émigration agressive et du terrorisme. Avant «d'imposer la liberté», il vaudrait mieux nourrir et instruire.
Il serait convenable aussi de se rappeler que dans les pays d'islam, en dépit de leurs particularismes et de leurs divergences, la loi civile est commandée par la loi religieuse. L'aspiration première de tous ces peuples n'est pas de se couler dans les lois qui valent pour la Pennsylvanie et l'Ohio. A vouloir les y contraindre, on fera en effet leur union, mais contre l'Occident. Je crains fort que nous ne nous avancions dans la nuit.
(1) Editions Osmondes, Paris, 2004.
Sources : Lien vers http://www.lefigaro.fr/debats/20041118.FIG0160.html>
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